Lettre du Réseau québécois sur l’intégration continentale (RQIC)
Monsieur le Premier Ministre,
Au nom des quelque 500 000 personnes représentées par les organisations membres du Réseau québécois sur l’intégration continentale (RQIC), nous vous écrivons aujourd’hui pour vous exhorter à prendre l’initiative pour vous assurer que le Canada et d’autres pays à travers le monde ne soient pas confrontés à une vague de poursuites de règlements des différends entre investisseurs et États (RDIE) en raison des mesures prises pour lutter contre la pandémie COVID-19 et la crise économique qui en découle.
Comme vous le savez, partout dans le monde, d’innombrables gouvernements prennent des mesures pour sauver des vies, endiguer la pandémie, protéger les emplois, lutter contre les catastrophes économiques et veiller à ce que les besoins fondamentaux des populations soient couverts. L’ampleur de ces mesures est sans précédent dans les temps modernes et personne ne remet en question le fait qu’elles étaient nécessaires. C’est plutôt le contraire, nous saluons votre gouvernement et les gouvernements provinciaux de les avoir prises.
Cependant, la portée très étendue du mécanisme de RDIE pourrait exposer ces mesures gouvernementales cruciales à des plaintes avec demande d’indemnisation à hauteur de plusieurs millions de dollars de la part des investisseurs étrangers. Le nombre de ces plaintes pourrait aussi être sans précédent et imposer des charges financières considérables aux gouvernements qui croulent déjà sous le fardeau des crises sanitaires et économiques dévastatrices.
Le RDIE est inclus sous diverses formes dans de nombreux accords de commerce et d’investissement. Il permet aux investisseurs étrangers – et uniquement aux investisseurs étrangers – de poursuivre les gouvernements devant des tribunaux secrets en dehors du système juridique national pour obtenir des montants bien plus élevés que ceux qui seraient disponibles devant les tribunaux nationaux.
Les avocats, qui profitent énormément du mécanise du RDIE, font déjà la chasse aux sociétés clientes qui souhaiteraient utiliser les tribunaux du RDIE pour soutirer des sommes importantes aux gouvernements en raison des mesures qu’ils ont prises en réponse à la crise du COVID-19. Les cabinets d’avocats, les experts en commerce, les organismes des Nations Unies et les experts en droits de l’homme ont déjà prédit une vague imminente de poursuites dans le cadre du mécanisme du RDIE. Les situations de crise dans le passé, comme la crise financière en Argentine ou le printemps arabe, ont donné lieu à de nombreuses poursuites judiciaires et cela pourrait très bien se reproduire prochainement puisque déjà des revues juridiques spécialisées prédisent que « les dernières semaines pourraient marquer le début d’un boom » des poursuites liées au mécanisme RDIE.
Les poursuites pourraient naître des mesures prises par de nombreux gouvernements dans le but de :
- restreindre et suspendre les activités des entreprises afin de limiter la propagation du virus et de protéger les travailleuses et les travailleurs;
- sécuriser les ressources des systèmes de santé en exigeant l’utilisation des établissements hospitaliers privés, de placer les prestataires de soins privés sous contrôle public ou d’obliger des fabricants à produire des ventilateurs;
- imposer pour les ménages et les entreprises un allègement des paiements hypothécaires ou du loyer;
- empêcher les étrangers de racheter des entreprises stratégiques frappées par la crise;
- garantir l’accès à l’eau potable pour le lavage des mains et l’assainissement par le gel des factures de services publics et la suspension des coupures;
- assurer que les médicaments, les tests et les vaccins soient abordables;
- favoriser la restructuration de la dette.
Le montant des réparations qui résulteraient de la vague des poursuites judiciaires en matière de RDIE liée à la COVID pourrait être énorme. Sur les 1 023 poursuites de RDIE connues, treize ont donné lieu à des indemnisations ou à des règlements de plus d’un milliard de dollars, y compris des pertes de futurs profits. Certains pays en développement pourraient devoir payer des milliards de dollars à cause de poursuites en attente de règlement.
À un moment où les ressources publiques sont mobilisées au maximum pour répondre à la crise, les fonds publics ne devraient pas être détournés de la sauvegarde de vies, des emplois et de moyens de subsistance pour payer des réparations ou des frais de justice pour lutter contre une plainte. Étant donné que la lutte contre la COVID-19 va se poursuivre, une vague de poursuites pourrait entraîner une « frilosité réglementaire », par laquelle les gouvernements dilueraient, reporteraient ou retireraient les mesures de lutte contre la pandémie par crainte de ces paiements, une situation qui pourrait s’avérer mortelle.
Afin d’éviter cette situation, nous invitons instamment votre gouvernement à prendre immédiatement et de toute urgence les mesures suivantes, avant que les premières poursuites ne soient intentées :
- restreindre de façon permanente l’utilisation du mécanisme de RDIE sous toutes ses formes au titre des plaintes qui se rapportent à des mesures liées à la COVID-19;
- suspendre tous les litiges en matière de RDIE concernant toute action contre le Canada pendant qu’il lutte contre les crises de la COVID-19 et que ses capacités doivent être concentrées sur la réponse à la pandémie;
- s’assurer qu’aucun fond public ne soit utilisé pour payer aux entreprises des indemnisations liées au RDIE pendant la pandémie;
- cesser de négocier, signer et/ou ratifier tout nouvel accord prévoyant un mécanisme de RDIE;
- mettre fin aux accords existants qui prévoient un RDIE, assurer que les “clauses de survie” ne permettent pas d’engager des poursuites par la suite ;
- compte tenu des menaces révélées par la pandémie, examiner de manière serrée les accords existants pour s’assurer qu’ils ne limitent pas de manière indue l’action de votre gouvernement en ce qui a trait à la restauration de notre capacité manufacturière.
Nous vous prions instamment de prendre des mesures immédiates pour garantir que le devoir du gouvernement canadien de réglementer dans l’intérêt public soit sauvegardé et exclu du champ des plaintes de RDIE.
Bien cordialement,
Andrée Poirier : Présidente de l’Alliance du personnel professionnel et technique de la santé et des services sociaux (APTS).
Claude Vaillancourt : Président de l’Association québécoise pour la Taxation des Transactions financières et pour l’Action Citoyenne (ATTAC-Québec).
Luc Vachon : Président de la Centrale des syndicats démocratiques (CSD).
Sonia Éthier : Présidente de la Centrale des syndicats du Québec (CSQ).
Nancy Bédard : Présidente de la Fédération interprofessionnelle de la santé du Québec (FIQ).
Benoit Bouchard : Président de la division québécoise du Syndicat canadien de la fonction publique (SCFP Québec).
Line Lamarre : Présidente du Syndicat de professionnelles et professionnels du gouvernement du Québec (SPGQ).
Hamid Benhmade : Coordonnateur du Réseau québécois sur l’intégration continentale (RQIC).