Les quatre dernières années ont été mouvementées sur le plan de la fiscalité : pas moins de quatre fuites médiatiques, dont les désormais fameux Panama Papers et Paradise Papers, ont révélé l’ampleur du recours aux paradis fiscaux, tandis que l’affaire KPMG a montré comment même nos institutions publiques peuvent favoriser le recours à la fiscalité offshore. En novembre 2017, à la suite d’importantes mobilisations et grâce à l’admirable travail de la Commission des finances publiques de l’Assemblée nationale, le gouvernement Couillard a reconnu que les paradis fiscaux grugeaient les finances publiques du Québec – un changement de ton important – et a voulu se poser comme un leader dans la lutte contre ces derniers grâce à son « Plan d’action pour assurer l’équité fiscale ». Mais au-delà du discours, où en est le Québec quant à la lutte contre les paradis fiscaux ?
Défense timide de l’équité fiscale
L’actualité récente montre que le gouvernement libéral a adopté des mesures sérieuses pour défendre l’équité fiscale au Québec. Le cas Netflix aura permis au gouvernement de gonfler ses muscles fiscaux en imposant la taxation de la vente électronique, Québec préférant faire cavalier seul plutôt que de suivre l’entêtement absurde du gouvernement fédéral à donner à Netflix un congé fiscal. Plus récemment encore, Québec créait un programme de rémunération des lanceurs d’alerte. Ces deux actions s’ajoutent d’ailleurs aux résultats concluants de Revenu Québec en matière de lutte contre la fraude et l’évasion fiscales, notamment pour les secteurs de la restauration et de la construction. Déjà, en 2014, Revenu Québec annonçait avoir récolté près de 3,9 G$ en récupération fiscale, soit un montant supérieur aux objectifs fixés à l’époque. Il n’est donc pas abusif de dire que, sous le gouvernement Couillard, la lutte contre l’évasion fiscale a connu une impulsion importante.
Malheureusement, la lutte contre l’évitement fiscal et les paradis fiscaux ne semble pas bénéficier de la même attention. Bien que le plan d’action gouvernemental contre les paradis fiscaux propose des mesures intéressantes comme l’embauche de spécialistes en fiscalité ou l’alourdissement des peines pour la fraude, ce plan ne permet pas de cibler ceux qui profitent des paradis fiscaux en toute quiétude.
Par exemple, il aurait été possible, comme le proposait la Commission des finances publiques, de modifier le registre des entreprises du Québec afin de casser l’opacité des paradis fiscaux en révélant qui sont les bénéficiaires ultimes des sociétés étrangères anonymes dotées d’une filiale au Québec. Aussi, si Québec se targue des succès de son programme de divulgation volontaire, où un fautif peut régulariser sa situation fiscale sans craindre un recours en justice, un tel programme envoie en fait le message que l’évitement fiscal, même s’il prive les finances publiques d’importantes ressources, reste impuni.
Finalement, le gouvernement a défendu les investissements économiques de la Caisse de dépôt et placement du Québec dans des paradis fiscaux, alors que ceux-ci ont pratiquement doublé dans les dernières années. De telles pratiques viennent légitimer les paradis fiscaux.
Dépendre du Canada
Quant à l’idée d’imposer les profits détournés dans les paradis fiscaux, Québec préfère s’en remettre à sa collaboration avec le gouvernement fédéral, arguant que les échanges d’informations entre eux deux permettront de mieux recouvrer les sommes perdues par l’optimisation fiscale abusive sans porter préjudice à la compétitivité fiscale québécoise.
Or, peut-on prétendre que le Canada est un partenaire sérieux quant à la lutte contre les paradis fiscaux ? De 2012 à 2016, les investissements canadiens dans les îles Caïmans ont augmenté de 166,7 %, ceux dans les Bahamas, de 288 % et ceux dans les îles Vierges britanniques, de 456,9 %. En février dernier, le Canada a signé deux accords d’échange d’informations avec Antigua-et-Barbuda et Grenade, permettant du même coup aux filiales de sociétés canadiennes situées dans ces pays d’acheminer au Canada des profits entièrement libres d’impôt chez nous. Aujourd’hui, le Canada entretient une vingtaine d’accords et de conventions fiscales avec des paradis fiscaux. Dépendre du Canada pour assurer la souveraineté fiscale québécoise semble donc une entreprise vouée d’avance à l’échec, car le Canada a surtout travaillé à rendre légal le recours aux paradis fiscaux.
Dans le contexte actuel, le Canada n’est pas un partenaire crédible pour la lutte contre les paradis fiscaux. En fait, le Québec peut agir seul et n’est pas obligé de reconnaître les conventions fiscales canadiennes conclues avec des paradis fiscaux, ainsi que l’ont démontré les travaux de la Commission des finances publiques. Qu’attend le gouvernement du Québec pour faire le pas ?
Se méprendre quant à la nature du problème de l’évitement fiscal
Il est indiscutable que le gouvernement libéral s’est engagé à lutter contre l’évasion fiscale et à garantir une certaine équité fiscale au Québec. Le problème, c’est que son action s’est orientée uniquement vers cet objectif. Or, l’évasion et l’évitement fiscaux sont deux phénomènes distincts : tandis que le premier est illégal, le second abuse de nos lois et reste strictement légal. Autrement dit, le gouvernement sous-estime gravement l’ampleur du recours aux paradis fiscaux. À cet effet, on peut supposer que les conclusions alarmantes de l’Agence du revenu du Canada, qui a calculé récemment que les riches canadiens ont placé près de 3 G$ annuellement en impôt dans les paradis fiscaux, s’appliquent aussi au Québec : nos finances publiques sont beaucoup plus durement touchées par les paradis fiscaux que le croit le gouvernement québécois.
En définitive, nous dressons un bilan mitigé de l’action du gouvernement Couillard quant à la lutte contre les paradis fiscaux. Le changement de ton, qui reconnaît publiquement l’existence des paradis fiscaux, et les efforts continus pour lutter contre la fraude illégale attestent que le gouvernement a œuvré pour une certaine équité fiscale. Malgré tout, le prochain gouvernement devra en faire plus, à commencer par reconnaître l’ampleur du problème du recours aux paradis fiscaux, puis en adoptant des mesures spécifiques, par exemple, en imposant les entreprises sur les profits réalisés au Québec, en modifiant les règles sur les prix de transfert qui empêcheront d’y recourir et finalement en assumant pleinement sa souveraineté fiscale, sans attendre le Canada pour agir.
Tant que le gouvernement agira contre les paradis fiscaux comme il agit contre la fraude illégale, il restera incapable de défendre sa souveraineté fiscale. Au final, c’est notre collectivité et son bien-être qui continuent d’en payer le prix.
*Signataires du Collectif Échec aux paradis fiscaux :
Carolle Dubé, présidente de l’Alliance du personnel professionnel et technique de la santé et des services sociaux (APTS) ; Lise Lapointe, présidente de l’Association des retraitées et retraités de l’éducation et des autres services publics du Québec (AREQ-CSQ) ; Luc Vachon, président de la Centrale des syndicats démocratiques (CSD) ; Sonia Éthier, présidente de la Centrale des syndicats du Québec (CSQ) ; Jacques Létourneau, président de la Confédération des syndicats nationaux (CSN) ; Sylvain Mallette, président de la Fédération autonome de l’enseignement (FAE) ; Daniel Boyer, président de la Fédération des travailleurs et travailleuses du Québec (FTQ) ; Nancy Bédard, présidente de la Fédération interprofessionnelle de la santé du Québec (FIQ) ; Denis Bolduc, président du Syndicat canadien de la fonction publique Québec (SCFP) ; Christian Daigle, président général du Syndicat de la fonction publique et parapublique du Québec (SFPQ) ; Richard Perron, président du Syndicat de professionnelles et professionnels du gouvernement du Québec (SPGQ) ; Guillaume Lecorps, président de l’Union étudiante du Québec (UEQ) ; Fred-William Mireault, président de la Fédération étudiante collégiale du Québec (FECQ) ; Claude Vaillancourt, président d’ATTAC-Québec ; Élisabeth Gibeau, analyste des politiques sociales et fiscales à l’Union des consommateurs ; Estelle Richard, Les Amis de la Terre ; Gérald Larose, président de la Caisse d’économie solidaire du Québec.